Sujet de philosophie du baccalauréat 2017 : Analyse du texte de Joseph KI-ZERBO

La philosophie de l’histoire dans « A quand l’Afrique ? »

« L’histoire marche sur deux pieds, celui de la liberté et celui de la nécessité. Si l’on considère l’histoire dans sa durée et dans sa totalité, l’on comprendra qu’il y a à la fois continuité et rupture. Il y a des phases où les inventions se bousculent : ce sont les phases de la liberté créatrice. Et il y a des phases où, parce qu’on n’a pas résolu les contradictions, des ruptures s’imposent : ce sont les phases de la nécessité. Dans ma compréhension de l’histoire, les deux aspects sont liés. La liberté représente la capacité de l’être humain à inventer, à se projeter en avant vers de nouvelles options, de nouvelles sommations, des découvertes. Et la nécessité représente les structures sociales, économiques ou culturelles qui, petit à petit, se mettent en place, souvent de manière souterraine, jusqu’à s’imposer en débouchant au grand jour sur autre chose. D’une certaine manière, la partie nécessité de l’histoire nous échappe, mais on peut dire que tôt ou tard, elle s’imposera par elle-même. On ne peut donc pas séparer les deux pieds de l’histoire – l’histoire-nécessité et l’histoire-invention – de même qu’on ne peut pas séparer les deux pieds de quelqu’un qui marche : les deux sont combinés pour avancer. Dans la mesure où l’histoire a ce pied de la liberté, qui anticipe le « sens » du processus, il reste une grande porte ouverte sur l’avenir. »

Joseph Ki-Zerbo, A quand l’Afrique ? Entretien avec René Holenstein, Editions d’en bas, 2013, pp 15-16

Le texte ci-dessus de Joseph Ki-Zerbo est un extrait proposé au baccalauréat série A4, précisément en philosophie, de la session juin 2017 au Burkina Faso. La proposition de cet extrait à l’examen national est un acte éducatif qui vient démontrer le fruit des efforts conjugués fournis en ces dernières années pour promouvoir la pensée profonde et inépuisable du premier agrégé d’histoire en 1956 à l’école du Blanc. Ce n’est pas la première fois au pays des hommes intègres qu’un regard intellectuel est porté sur l’œuvre monumentale du fondateur et premier secrétaire général du Conseil Africain et Malgache pour l’Enseignement Supérieur (CAMES 1967-1979). Nous pensons et croyons que cet acte qui est posé juste après le dixième anniversaire posthume permettra et encouragera l’enseignement formel de la pensée kizerboïenne dans les classes et dans toutes les disciplines intéressées par elle. L’Etat burkinabè est à féliciter, d’autant plus qu’il lui est nécessaire s’il veut rayonner de considérer la production intellectuelle de ses fils.

A propos de cet extrait soumis à l’examen des élèves, une question pourrait être posée par le profane, par l’élève lui-même ou peut-être par certains enseignants de philosophie. Joseph Ki￾Zerbo, connu comme étant un grand historien, est-il un philosophe pour qu’on propose son texte à l’examen laissant ainsi les grands philosophes traditionnels de renom ? Son texte est-il philosophique ? A t-il été proposé juste à la faveur des évènements du dixième anniversaire posthume ? La véritable source de réponse à ces questions demeure dans la lecture de la quinzaine d’œuvres de l’auteur et de ses innombrables articles dont les premiers remontent depuis les années 1940.

Dans mon premier article consacré au sage Ki-Zerbo, intitulé expressément « Joseph Ki￾Zerbo philosophe et philosophe humaniste », j’ai démontré que, si Joseph Ki-Zerbo est reconnu aujourd’hui à juste titre comme étant l’un des plus grands historiens de l’époque contemporaine, l’on doit le reconnaître tout aussi comme un philosophe ; philosophe bien entendu, pas parce que être philosophe c’est être un surhomme ou un superhomme. Cela est indiscutable pour le philosophe qui a vraiment parcouru ses œuvres et en saisi la profondeur. Il est philosophe, non pas pour avoir écrit une œuvre exclusivement consacrée à un sujet ou une question philosophique, mais pour avoir abordé et donné des réponses philosophiques à des questions ou sujets philosophiques. Son œuvre abonde de réflexions philosophiques très prolifiques touchant plusieurs domaines de prédilection de la philosophie, entre autres les domaines de l’éducation, de la politique et de la morale (il est diplômé en sciences politiques), la culture, le langage, l’histoire et des thèmes de notre temps tels que le panafricanisme (concept idéologique ou politique, culturel et philosophique), le développement, la mondialisation …

Au sujet de l’histoire, l’extrait soumis à la réflexion des élèves est très probant. Rares sont les historiens qui ont su dépasser le cadre formel de leur recherche pour mener une réflexion mûrie sur l’histoire en tant que concept, en tant que notion ou encore plus sublime en tant que phénomène. Ki-Zerbo va, après avoir écrit l’histoire de l’Afrique publier progressivement en 1963 (Le monde africain noir), en 1972 (L’histoire de l’Afrique noire, des origines à nos jours), en 1978 (L’histoire de l’Afrique noire, d’hier à demain), transcender le récit simple des faits pour faire ce qu’il convient d’appeler la philosophie de l’histoire. Alors des interrogations sur l’histoire vont jaillir. Qu’est-ce que l’histoire ? Comment se construit ou se crée l’histoire des -hommes ? L’histoire a-t-elle un sens (direction et signification) ? Y a-t-il un principe qui régit l’histoire ? L’homme est-il artisan de l’histoire ? De telles questions ont préoccupé très peu de philosophes lorsqu’on fait l’histoire de la philosophie occidentale.

Pour le sage Ki-Zerbo de prime abord, l’homme est au cœur de l’histoire. L’histoire concerne l’existence de l’homme. Sans les hommes, on ne pourrait parler de l’histoire. Ainsi « là où il y a des humains, il y a histoire avec ou sans écriture »1 . L’homme est le facteur de son histoire dans la mesure où l’histoire concerne son existence, son passé, son action dans son milieu de vie. Et ses actions pour s’adapter à son environnement, pour subsister aux comportements défavorables de son biotope, il libère et développe son génie créateur. Il se met à créer, à inventer des outils, à produire. Il s’efforce bon gré mal gré à chercher. Parfois, il trouve de nouvelles solutions, il découvre de nouvelles perspectives. Cependant, il arrive qu’aucune alternative ne s’offre à lui, dans ce cas il doit subir la nature impuissamment. Il ne doit pas se résigner, il doit avoir la conscience de ses limites et accepter le cours des choses.

S’il a la capacité de transformer, autrement dit, s’il a une marge importante de liberté créatrice, il doit reconnaître du même coup qu’il y a des situations qu’il doit subir nécessairement. Ces situations sont de deux ordres : l’ordre naturel et l’ordre anthropique. Naturel, lorsque la nature ou le biotope se montrent par moment très austère et intraitable, par exemple les catastrophes comme les séismes, les éruptions volcaniques, les inondations, la désertification ou l’infertilité des sols arables, la famine, les épidémies, etc. face auxquelles l’homme a déjà plié l’échine dans sa pérégrination historique. Anthropique, quand il s’agit des conflits provoqués par des hommes eux-mêmes pour des questions d’intérêt se rapportant à la culture mais surtout à l’économie. Sur des innombrables conflits depuis la nuit des temps, l’histoire des hommes est construite. La naissance et l’extinction des civilisations, empires et royaumes, l’instinct de domination et d’exploitation les autres constituent les vraies colorations de l’histoire humaine. L’histoire occidentale, dans ce sens, en est un bel exemple. En dehors des conflits, il arrive que certaines actions échappent à son contrôle, en clair, que ses expressions de liberté deviennent des objets de nécessité qu’il doit subir en retour. C’est le cas des faits sociologiques ou des pratiques socioculturelles.

On comprend donc que Ki-Zerbo soutienne que l’histoire est un processus bipède ; un mouvement qui s’effectue sur deux pieds et non deux roues : la liberté et la nécessité. L’histoire est un fait de l’exercice de la liberté humaine, l’homme étant essentiellement de liberté. On pourrait dire que l’histoire trouve sons sens en ce qu’elle permet à l’homme d’exprimer sa liberté, c’est-à-dire de vivre réellement et non pas d’exister seulement ou d’être un figurant dans la nature. L’expression de la liberté prend source le plus souvent dans la nécessité, c’est-à-dire dans les situations hostiles, les contradictions auxquelles il est confronté. Les grandes inventions humaines se sont faites à des moments difficiles de leur existence. Le développement fulgurant de la technologie contemporaine est un fait palpable des deux grandes guerres de notre époque.

L’image des deux pieds demeure le plus parfait pour dévoiler le principe de la construction de l’histoire. On n’avance jamais en déplaçant les deux pieds de façon simultanée, mais on avance en les déplaçant l’un après l’autre tout en marquant des moments où les deux se rencontrent au même niveau avant de se dépasser. Il en est réellement ainsi pour l’histoire en tant que phénomène dans lequel nous sommes embarqués. On ne peut jamais les dissocier ; la liberté et la nécessité constituent le moteur de l’histoire, ou encore le moyen de locomotion de l’histoire. Elles s’opposent, s’affrontent en se mariant et s’embrassant paradoxalement pour que l’histoire se réalise, pour que l’histoire avance, évolue, se meuve. Leur contradiction engendre des ruptures qui elles-mêmes font partie intégrante de l’histoire de sorte qu’il n’y a pas d’arrêt véritable mais des moments de crise dans la continuité pour l’homme. Les ruptures ne sont autres choses que des moments de ralenti dans le processus. Le mouvement de l’histoire est tel qu’il ne peut y avoir un temps d’arrêt comme l’aiguille statique d’une horloge abimée. C’est pourquoi, il n’y a pas ce « moment sans histoire », lorsque ce moment se rapporte à l’homme. L’histoire est permanemment en marche. Elle est « maîtresse de la vie »2 écrit l’historien philosophe. C’est un processus, un mouvement dirigé vers l’infini. Dans sa totalité, si sa totalité est vraiment saisissable, l’on ne saurait concevoir sa fin. Sa totalité entendue comme phénoménologique, réalité s’inscrivant dans le temps et dans l’espace. Il ne s’agit pas de l’histoire particulière d’un individu, d’une collectivité humaine.

Cette façon de percevoir l’histoire permet de dégager une définition originale kizerboïenne. Ainsi l’histoire peut être définie du point de vue philosophique comm-e ce phénomène qui consiste en la manifestation de la liberté humaine éprouvée par la nécessité. Elle ne peut être saisie pertinemment en dehors de ces principes recteurs que sont la liberté et la nécessité. En effet, sans la liberté, la nécessité n’a pas de sens, tandis que la liberté sans la nécessité n’a pas d’essence.

Etant un historien érudit, le sage africain avait ce privilège de donner une conception philosophique juste de l’histoire qui mérite une attention particulière dans la philosophie de l’histoire. Un spécialiste de l’histoire de la philosophie n’a pas cet avantage. La philosophie de l’histoire requiert nécessairement une connaissance approfondie des comportements de l’homme, de l’expression de sa liberté en confrontation avec la nécessité pour tenter de fournir une explication sur le phénomène de l’histoire. Voilà une compréhension que l’on peut avoir de ce texte philosophique.

MARE Dobi Parfait

Ecrivain/Etudiant en philosophie

madopartheo@yahoo.fr

1) Joseph Ki-Zerbo, A quand l’Afrique, Edition d’en bas, 2013,

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